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Le Mémorial improbable : donner forme à une possible réparation
À Goma, dans la région du Nord-Kivu où Sinzo Aanza a grandi, la vie de sa famille et de tou·tes les habitant ·es a été bouleversée par l’éruption du volcan Nyiragongo en 2002, qui a enseveli la maison de son enfance. Imprégné dès son jeune âge par la terrible conscience de l’extrême fragilité de l’existence face aux catastrophes —naturelles ou provoquées par l’humain —, Sinzo Aanza demeure conscient du rôle joué par le pouvoir colonial dans cette histoire de violences et par les formes contemporaines de l’exploitation inhumaine des richesses naturelles. Formé dans une école catholique, on lui a un jour demandé d’écrire une oraison funèbre pour un prêtre qu’il avait connu.
Dans un entretien avec Céline Gahungu, il dit que c’est cet instant-là qui l’a mis sur la voie de la littérature : « j’écrivais [des oraisons funèbres] pour des personnes dont la mort était liée à l’insécurité dans laquelle nous nous trouvions tous du fait de la guerre. La guerre était violente et à travers chaque mort pour lequel il m’était demandé d’écrire, c’est sur tous les autres morts que portaient mes textes, ceux que j’avais vu mourir, ceux que j’avais vu morts, ceux dont on m’avait rapporté la mort et puis nous-mêmes dont la mort était tout le temps si proche, si présente, si évidente… je quittai alors le registre du discours simple pour celui de la poésie. C’est ce que j’appelle les Ngwaki1 ».
Comme on peut aussi l’observer dans le portrait filmique du cimetière Kintambo de Kinshasa réalisé par Filip de Boeck et Sarah Vanagt (Cemetary State, 2009), tout enterrement de citoyen·ne devient une contestation et une critique morale énoncée par la jeune génération face à l’ancienne. Le psychologue Ferdinand Ezémbé décrit dans L’Enfant africain et ses univers (2009) la manière dont les rituels de deuil, qui ont une fonction thérapeutique profondément sociale et individuelle, perdent leur sens dans un contexte de crise économique, politique et sociale : « comme disent les congolais, les âmes reposent en désordre… ou bien Il n’y a pas assez de larmes pour pleurer tous les morts2 ».
Les objets et les idées qui composent les fragments du Mémorial improbable, dont un second volet sera dévoilé lors de la Yango Biennale de Kinshasa en 2022, créent un espace possible d’existence pour les victimes des systèmes d’exploitation miniers et esquissent le début d’une réparation du monde précaire des vivant·es et du monde ignoré des mort·es. Cette initiative naît d’une quête personnelle, intime, qui se déploie dans l’espace laissé entièrement vide par l’absence de reconnaissance étatique des victimes.
Ce mémorial est cependant, comme l’annonce le titre, improbable dans l’état actuel de la société, car la logique du déni de l’Histoire et de la mémoire recouvre et engloutit tout. Sinzo Aanza observe ce déni jusque dans le statut de « victime », qui lui semble aujourd’hui se brouiller. Comment ne pas voir les Congolais·es comme les victimes directes et indirectes de l’avènement planétaire du téléphone portable — fabriqué grâce à l’extraction de nombreux matériaux dans les sols du Congo — et dont le caractère banal et indispensable prolonge dans le présent l’exploitation coloniale des ressources et des êtres.
Improbable, mais pas inenvisageable, ce mémorial, à destination publique mais de caractère intime, honorerait avec dignité toutes les personnes ayant perdu la vie à cause de ces « minerais du conflit », minerais qui constituent la raison première de la création du pays et autour desquels se fonde le plus gros de son activité économique.
L’exposition s’ouvre sur la Maquette du mémorial. Autour d’un grand dôme nervuré surmonté d’une tour rayonnent de grandes halles couvertes et des annexes, d’échelle plus modeste. Le mémorial se veut ouvert et accessible à tou·tes et, son architecture étant conçue selon un principe de modules pouvant être multipliables à l’infini, pourrait s’étendre sur tout l’espace anciennement connu comme la « zone neutre » de Kinshasa, située entre la ville blanche et la ville noire coloniales.
La Carte des choses possibles est une grande tenture en raphia et autres textiles qui représente une carte minière imaginaire du Congo. Elle utilise des éléments de la cartographie minière réelle du pays et s’enrichit de tous les fantasmes issus des récits collectifs sur la localisation des richesses naturelles.
Les textes en écriture Mandombe3 nous renseignent (pour ceux·elles qui peuvent les lire) sur la nature des richesses, sur la signification des formes et des couleurs mais aussi sur la sagesse requise pour aborder tout ce qui est enfoui sous terre.
La Toile s’inspire quant à elle des nœuds de cordage fréquemment passés par les adultes autour des poignets de leurs enfants pour s’assurer qu’ils ne se perdent lors des grands déplacements de populations pour fuir les conflits armés. Elle tire également sa source des multiples usages du pagne utilisés pour empaqueter, tenir, retenir les biens les plus précieux ou les plus utiles durant ces déplacements.
Le Portrait est une œuvre numérique qui associe des images de trois natures différentes : des « portraits du Fayoum », portraits funéraires peints en Égypte romaine dans les premiers siècles de notre ère, des photographies confiées par les familles de victimes des massacres de la région congolaise du Nord-Kivu et des selfies publiés sur les réseaux sociaux par des anonymes du monde entier. Il s’agit d’une confrontation de regards entre ces personnes « ordinaires » et la perspective de la mort, pour ces hommes et ces femmes qui ne laissent pas de récit ni de déclaration ou de réalisation particulières en dehors des traces de leur vie ou de leur mort.
Le motif ondulant figuré par les six panneaux décoratifs incrustés de métaux rares de La Fin du deuil est lié au rite des cheveux jetés à l’eau, rite qui vient clore la période du deuil pratiqué assez largement au Congo et dans d’autres pays africains. Ces panneaux constituent l’unité décorative minimale qui viendrait rythmer les murs de l’intérieur du mémorial. Ils symbolisent toutes les personnes ayant trouvé la mort en creusant dans les mines les matériaux qui leur donne forme.
—Nataša Petrešin-Bachelez
1. Céline Gahungu, « Débords – Sinzo Aanza », dans Continents manuscrits. Génétique des textes littéraires – Afrique, Caraïbe, diaspora, nr. 10, 2018. Le Ngwaki est un poème inspiré des danses traditionnelles Nande performées essentiellement par la jeunesse lors des veillées mortuaires. Ces danses étaient un défi à la mort par le déploiement de la vivacité des corps encore en vie et par l’affirmation de leur appartenance au même corps social dans lequel le défunt continuait à vivre.
2. Ferdinand Ezémbé, « Dialogue avec les morts et les vivants », dans L’Enfant africain et ses univers, éd Karthala, 2009, pp. 247-254
3. Le Mandombe, « écriture négro-africaine » en kikongo, est un système graphique qui a été inventé ou, selon les interprétations, « découvert » par David Wabeladio Payi (1957-2013), un Kongo de la République démocratique du Congo, au terme d’un long processus amorcé en 1978.