Introduction
L’exposition de Ninar Esber et de James Webb nous introduit à certaines formes de désobéissance qui tendent à déjouer les systèmes de domination sociétaux. La défiance qu’adresse ces deux artistes à la censure sous-jacente des codes moraux et technologiques de notre époque d’émergence propose des mutations symboliques comme narratives de résistance à ces systèmes. Ninar Esber et James Webb renvoient l’un comme l’autre une vision éclairée comme furtive de nos comportements, empruntant autant la forme théâtralisée de la Porte d’Ishtar qu’en détournant nos téléphones portables à notre insu.
Cette proposition pose les questions de la transformation des relations à l’intérieur desquelles nous existons, et donc la question de la résistance largement évoquée par Foucault : « comment produire des mutations positives de l’ordre biopolitique des corps, des subjectivités, du monde ? Cette question implique immédiatement un important travail critique sur soi-même, sur les conditions de sa propre pensée, de son propre rapport aux autres, sur les conditions et conséquences de notre propre existence »1.
— Cécile Bourne-Farrell
Depuis le début des années 2000, Ninar Esber développe une pratique artistique protéiforme et politique. Par la performance, la vidéo, la photographie et la sculpture, l’artiste pointe du doigt les discriminations et les inégalités générées par la pensée patriarcale. Elle examine plus particulièrement le statut et le rôle attribués aux femmes au Moyen-Orient, en Europe ou ailleurs. Elle prête volontiers son corps pour exacerber l’absurdité, l’hypocrisie, la violence et l’injustice subies par les femmes et/ou les communautés dites « minoritaires ». Ninar Esber instaure systématiquement un décalage plastique avec les sujets épineux. Elle manipule les effets séducteurs, attise notre curiosité, pour nous plonger dans une réflexion basée sur le rapport à l’autre.
Le projet Triangle for Women who Disobey s’articule autour d’une œuvre vidéo éponyme réalisée en 2012. Sur l’écran défile une série de fatwas et de lois dirigées à l’encontre des femmes au Moyen-Orient et dans le monde. L’artiste relève et compile les injonctions patriarcales qui régissent l’existence de femmes qui ne doivent en aucun cas montrer leur visage, voyager seules, aimer les bananes, aimer les femmes, être actives politiquement, prétendre que leur corps leur appartient, penser qu’elles sont les égales de l’homme. Les interdictions, qui varient selon les pays, nourrissent l’oppression et le contrôle des femmes. Extraites de leur contexte et accumulées les une à la suite des autres, elles traduisent un étouffement. Un malaise qui se prolonge puisque le titre de l’œuvre fait référence à une forme géométrique spécifique, le triangle. Il y est abordé de trois manières : musicale (Jacno, Triangle, 1979), historique et symbolique. D’un point de vue historique, il renvoie aux marquages nazis effectifs lors de la Seconde Guerre Mondiale. Si dans la mémoire collective, l’étoile jaune est le plus connu, les triangles colorés, ont permis diverses différenciations (religieuses, raciales, sexuelles, ethniques). Toujours tournés vers le bas, les triangles séparent : noir pour les tziganes, les prostituées ou les lesbiennes ; rose pour les homosexuels ; rouge pour les résistants politiques ; bleu pour les émigrés. D’un point de vue symbolique, le triangle renversé convoque le sexe féminin. Devenue symbole féministe depuis les années 1960, notamment grâce à l’œuvre d’une artiste comme Judy Chicago, la figure recèle les histoires de communautés stigmatisées. En ce sens, les dessins, où l’accumulation des fatwas retranscrites aux crayons de couleur forme différents triangles colorés, s’inscrivent dans un héritage artistique féministe affirmé. De plus, les histoires et les expériences constituent, triangle par triangle, une porte lumineuse et multicolore, invitant à la désobéissance et à la résistance. La silhouette de Gate of Disobedience s’inspire de la porte d’Ishtar, une des huit portes de la cité intérieure de Babylone (586 avant J.-C.) érigée en l’honneur de la déesse assyrienne. Redoutée, elle incarnait la vie et la mort, mais aussi l’accord entre le féminin et le masculin. Ninar Esber choisit un symbole d’autorité et d’équilibre pour y concentrer les outrages, passés comme présents, commis à l’encontre des minorités. La porte, insigne de fiertés, atteste de la persistance d’un combat quotidien.
— Julie Crenn
James Webb explore la nature même de la croyance dans une dynamique de transmission innovante tout en faisant appel à notre capacité d’émerveillement. Pour cela il utilise tant l’humour que le détournement de technologies les plus courantes et développe de façon stratégique son vocabulaire artistique en fonction des situations où il est amené à travailler. James Webb a participé à la 9ème Biennale d’Art Contemporain de Lyon, à la 3ème biennale de Marrakech, ainsi qu’à la dernière Biennale de Venise. Il est intervenu au Domaine de Pommery, au Palais de Tokyo avec une pièce téléphonique2, ainsi qu’à la galerie Imane Farès pour le projet No Limit en 2012. Au cours de différentes résidences comme, celle notamment de Darat al Funun3 à Amman, il a réalisé plusieurs œuvres publiques. Sa dernière commande est un guide audio pour un cimetière à Stockholm4. Depuis plusieurs années, il constitue une archive sonore d’incantations interconfessionnelles dans le monde entier et se meut entre langues et croyances en réponse à son enfance marquée par l’apogée et fin de l’Apartheid.
Pluridisciplinaire, James Webb privilégie les formes les plus immatérielles comme le son, la lumière ou la connectivité en modifiant la fonctionnalité ou la réceptivité des lieux où il intervient, comme ici avec l’œuvre Spectre. Que ce soit à la Johannesburg Art Gallery où il a été invité dans l’ensemble de l’institution ou dans un parc au Japon « il peut théâtraliser la lumière et le son, jusqu’à ce qu’ils évoquent aussi leurs propres dysfonctionnements,” souligne Sean O’Toole, un des premiers critiques d’Afrique du Sud à écrire sur son travail. James Webb associe avec aisance la fiction avec le théâtre, jusqu’à nous amener à penser que même si apparemment un espace parait avoir une fonction propre, tout est réversible. Comme il le souligne: « Je suis fasciné par la dynamique de la croyance, pas seulement au sens religieux et social, mais aussi au niveau de son histoire artistique et économique. Je n’ai jamais étudié l’art ou la musique, à la place, j’ai fait des études de théâtre, d’histoire comparée des religions et de publicité. Ces trois sujets, associés à mon appétit pour le cinéma et la musique expérimentale, sont les clés de ma pratique artistique ».
L’œuvre vidéo intitulée Le Marché Oriental a consisté à inviter un Imam5 à chanter l’appel à la prière dans ce qui reste d’un bâtiment datant de l’époque de l’Apartheid transformé en marché, l’Oriental Plaza, avant sa destruction et transformation en appartements de luxe. Cette œuvre d’une courte durée place le spectateur à l’intérieur de cet espace voué à destruction, baigné dans une douceur parfaite et inquiétante, celle ici de la résistance qui résonne de toutes les injustices imposées et subies. La personne qui récite l’Adhan n’est jamais divulguée, l’absence a outrepassé le quotidien dont ces images en mouvement presque diaphanes apportent une dimension spirituelle avant l’éradication de toute trace de cette période sombre de l’Afrique du Sud.
James Webb parle de son intérêt pour la croyance qui a plus à voir avec « notre position dans l’univers et comment on choisit de donner un certain pouvoir aux choses ou non ». C’est ce qui me permet d’introduire ici l’oeuvre Know Thy Worth qui parle de la valeur qu’on veut se donner à soi-même. Cet ancien adage replace de façon quelque peu cynique l’idée du capitalisme et comment on s’auto valorise. Cet aphorisme grec “Connais-toi toi-même” ornait l’entrée de l’oracle de Delphe qui était le domaine de la Pythie, la prêtresse, qu’on consultait derrière un voile. Ici compris comme une référence à la soustraction de la représentation, une voix désincarnée dont les associations ésotériques sont toujours très prisées. Ce Modus Operandi spécifiquement calligraphié6 évoque l’idée de la finance et de l’estime de soi, une métaphore spéculative comme pour nous amener à être dans un état de veille et de réceptivité particulière et permanente.
1. Foucault Michel, « Naissance de la biopolitique – résumé du cours au Collège de France » in Annuaire du Collège de France, 79e année, Histoire des systèmes de pensée, année 1978–1979; Dit et écrits. Vol. III, Gallimard, 1979.
2. https://soundcloud.com/theotherjameswebb
3. http://www.daratalfunun.org/
4. Le cimetière de Skogskyrkogården à Stockholm : www.letmelosemyself.com
5. Sheikh Mogamat Moerat de la mosquée du quartier de Six’ Zeenatu Islam Majid.