Un observateur en attente de ne plus attendre
« Le 31 décembre 2013 à 21h25, Basma Alsharif écrit : J’attends (et j’attends et j’attends et j’attends et j’attends et j’attends et j’attends et j’attends et j’attends) un permis pour entrer en TERRE PROMISE. »
Cette phrase au début d’un email écrit depuis Amman par l’artiste visuelle et cinéaste Basma Alsharif n’est ni une métaphore ni une citation. Pour des centaines de milliers de Palestiniens avant et après la dernière nuit de l’an 2013, « attendre un permis » n’est pas un concept ou juste « la réalité » mais plutôt une expérience physique. Née au Koweït de parents Palestiniens, élevée et scolarisée en France et aux États-Unis, voyageant dans le monde armée d’un passeport américain et travaillant en nomade, Basma ne peut plus visiter (aujourd’hui) le pays de ses parents, où, enfant, elle rendait visite à ses grands-parents. Bien avant d’écrire ces mots « si palestiniens », les oeuvres visuelles de Basma Alsharif sont une exploration sans relâche de la tension entre la représentation de la réalité et son expérience physique. En ce sens (et en ce sens seulement), voir les films et les essais visuels de Basma est une expérience palestinienne.
Tandis que le grand poète Mahmoud Darwish soutenait que « la métaphore de Palestine est plus forte que la Palestine de la réalité », Basma fait partie d’une génération d’artistes Palestiniens internationalistes qui avancent à travers leurs oeuvres artistiques qu’en fait la perspective palestinienne est plus forte que la métaphore de Palestine. Cette notion de perspective palestinienne, un regard saturé par l’Histoire, signifie refuser d’être prisonnier, d’être uniquement un support de projection mais au contraire d’offrir une réflexion critique sur la nature de cette projection. En dépit des rappels bureaucratiques ou sociaux à la réalité de l’être Palestinien ou d’être un Palestinien, Basma Alsharif tend dans son travail et à mesure qu’il mûrit, à s’écarter d’une adresse explicite de ce qu’il est convenu d’appeler « la question Palestinienne » ou « le conflit », et à plutôt privilégier la mise en perspective. Une vision qui va au-delà des omniprésentes réitérations symboliques et métaphoriques de la Réalité.
Un aspect fondamental de la lutte palestinienne (anti-coloniale) fut et reste à certains égards le combat pour une image palestinienne. La quête d’une image émancipée de ses connotations et projections orientalistes et coloniales, une véritable représentation Palestinienne de l’espace, de son histoire, son peuple et sa lutte. Une représentation visuelle littérale qui rejette toute possibilité de confusion et mésinterprétation. Dans les films de Basma, l’Histoire et l’Espace sont représentés dans leur dimension à strates multiples et multilinéaire. Les images sont données à voir à travers d’autres images, des cadres se brisent dans d’autres cadres, l’espace est familier et anonyme, la civilisation urbaine et la nature sauvage se dissolvent l’une dans l’autre, et passé, présent et futur composent un seul temps. Basma est confrontée tout autant à une projection néo orientaliste d’ordre social qu’à une projection auto orientaliste. Face à ce confinement, l’urgence n’est plus dans le combat pour faire reconnaître une image palestinienne, mais de questionner ces projections sociales et politiques, et au-delà, d’interroger la nature même de l’image, de la représentation. Ainsi, Basma Alsharif annonce ce que l’on pourrait désigner comme une génération post-Palestinienne. Elle est une artiste qui aspire à la libération de la Palestine afin d’être libérée de la Palestine. Elle fait écho à sa manière au dessein de Mahmoud Darwish : « Je ne décide pas de représenter quiconque que moi même. Mais ce moi est plein de mémoire collective ».
— Eyal Sivan