Les choses (é)mouvantes
Secousses, tremblements, vibrations, agitations, vacillations et autres mouvements qui, en s’enregistrant sur l’écran d’un sismographe ou dans la mémoire d’un corps, font de nous leurs témoins.
On peut faire la différence entre les catastrophes naturelles : un séisme ou un tsunami que nous ne savons pas prévoir, et ne pouvons que subir ; et celles qui sont provoquées par l’homme : un acte de terrorisme, la défaillance des système de sécurité dans une centrale nucléaire ou un krach financier. Tous ces évènements peuvent se distinguer sur l’échelle de risque, mais la catastrophe, elle, sous toutes ses formes, est toujours la même.
Si le désastre renvoie, par son étymologie, au fait d’être né sous une « mauvaise étoile » (dis-astro) et annonce un destin funeste, la catastrophe est aussi ce qui retourne (kata-strophê). Non seulement c’est un renversement, mais elle est aussi ce qui revient, ce qui se répète inlassablement, avec obstination.
Loin des représentations apocalyptiques, ce que je cherche à rendre visible, à rendre poétique, c’est le chaos d’un monde en déclin, son mouvement, ses vacillements, ses chutes. Autour de cette tentative, résonnent les mots de Walter Benjamin dans son texte sur Le caractère destructif : « Il transforme ce qui existe en décombres, non par amour des décombres mais par amour pour le chemin qui se fraie un passage à travers eux »1.
— Ali Cherri
En présence d’une catastrophe
« Ce qui est si terrifiant dans une catastrophe, c’est qu’elle s’exprime avec une pureté sans faille. Et ce que la catastrophe dit lorsqu’elle s’exprime constitue une nouvelle forme de connaissance, ou, selon Paul Virilio, une ‘nouvelle donnée’. » (Matthew Gumpert, The End of Meaning, 2012)
Il est tout à fait étonnant d’observer à quel point le royaume de l’asphalte et des infrastructures urbaines s’étend dans les villes contemporaines et modifie la conscience humaine de sorte qu’il n’y a plus le même enracinement vis-à-vis de l’environnement géologique et non-humain. Si on considère le capitalisme contemporain comme une grande abstraction, et les guerres actuelles pour les ressources comme un terrain de jeu du plus grand cynisme, une des postures les plus appropriées ne serait-elle pas de se souvenir de ce qui est sous la surface puisqu’il s’agit d’une menace permanente pour notre existence si fragile ? Ce questionnement accompagne l’humanité depuis ses débuts et a alimenté les visions apocalyptiques, les témoignages à propos de désastres, et les fantasmes sur les lois de la nature qui demeurent en majeure partie invisibles. Cette posture permet d’entrouvrir un espace de spéculation. On peut s’attarder sur ce qui anime les profondeurs qui nous portent, sur ce qui nous permet d’être mobile et d’utiliser – et trop souvent maltraiter – ses potentialités.
Pour son exposition On Things That Move, Ali Cherri cherche à créer un nouveau langage visuel d’une catastrophe naturelle, un désastre dans sa forme la plus pure, où l’humanité a peu de latitude pour intervenir. Les œuvres exposées donnent corps à une dramatisation délibérée dans laquelle l’artiste fait appel à la science de la sismologie. Il cherche à trouver des réponses à l’aveuglement humain, à maintenir la mémoire vive, à crier doucement aux générations qui viennent à quel point il est insensé de répéter les mêmes désastres engendrés par l’homme et leur échec. Dans Errance, une bannière défile et passe du blanc au noir, puis revient au blanc ; elle représente le cycle de la nature tout en imitant aussi le mouvement continu du sismographe et le processus d’inscription du désastre.
Les Paysages tremblants sont des lithographies noir et blanc de vues aériennes de Beyrouth, Damas, Alger, Téhéran et Erbil ; des tampons rouges indiquent des coordonnées polaires des lignes de faille situées sous ces villes. Ces cartes rappellent les photographies aériennes des villes détruites durant la Deuxième Guerre mondiale, sans indiquer clairement le moment où elles ont été prises, avant ou après la catastrophe. Par contre, elles proposent de retrouver une certaine mémoire partagée et trop souvent réprimée. L’information se transforme en une métaphore des troubles qui secouent sans cesse ces villes. Lorsque la valeur d’usage d’un objet expire, son importance historique et son aura attire notre attention.
Ainsi, pour son œuvre Atlas 1876 – 2014, Cherri a coulé un vieil Atlas datant de 1876 dans de la résine, arrêtant de la sorte le processus de vieillissement du livre au savoir obsolète. Même si elles furent réalisées sans connaissance du travail du regretté Mangelos (1921–1987), les Archéologie d’Ali Cherri rappellent les séries remarquables Paysages de la mort ou Paysage de la Deuxième Guerre mondiale (1950–1970) de l’artiste conceptuel serbo-croate. Les cartes du vieil Atlas sont noircies, leur fonction première d’orientation et d’indication de territoires reconnaissables est éradiquée et transformée en une masse noire épaisse sur papier.
Le film The Disquiet commence par la citation d’un poème de Bertolt Brecht qui annonce comment nous pourrions percevoir les moments apocalyptiques de notre ère, ou même à toute époque. La citation est décourageante tant elle est juste encore et toujours :
Au temps des ténèbres
Chantera-t-on encore ?
Oui ! On chantera
Le chant des ténèbres.3
Des séquences de longues marches dans la nature alternent avec les mécanismes du sismographe qui inscrit un désastre-à-venir, et aussi avec l’histoire des tremblements de terre récents au Liban au travers d’images d’archives et de vieux dessins. Le côté inévitable des synchronicités naturelles et politiques dans une région donnée domine la narration de la voix-off, puis, dans la deuxième partie du film, se transforme. Une zone d’espoir est introduite : il faut quitter le mode de la narration documentaire et entrer dans un mode spéculatif qui prend en compte l’indépendance et la lucidité d’esprit et des convictions de chacun.
Démembrement participe comme une apothéose à créer une atmosphère à la fois poétique et dérangeante, faisant particulièrement allusion au fait que nous nous trouvons dans un monde disjoint après une catastrophe. La présence mythologique et dramatique de l’œuvre plane au-dessus de nous comme le témoin, au ralenti, des désastres naturels inévitables déjà en cours.
— Nataša Petrešin-Bachelez
1. Walter Benjamin, “Le caractère destructif” in Images de pensée, éd. Christian Bourgois, 1998.
2. Matthew Gumpert, The End of Meaning, 2012
3. Bertolt Brecht, Poems, 1913–1956, John Willett, éd. Ralph Manheim, 1976