« Je suis une créature issue de la boue et non du ciel. Je suis une biologiste qui a toujours trouvé édifiante la capacité incroyable qu’a la vase à maintenir les choses en lien et à lubrifier les passages pour les êtres vivants et leurs organes ».
Donna Haraway, When Species Meet, 2008
Entre débris et « choses »
Il y a quelques mois, l’Unité archéologique de la ville de Saint-Denis m’a offert 300 kg d’ossements animaux datant des xe et xiie siècles. Ces ossements sont ceux d’animaux domestiques ou de compagnie, ou bien d’animaux sauvages chassés et tués par l’homme pour se nourrir.
Une fois les études scientifiques et archéologiques terminées et les données rassemblées, ces restes ne servaient plus au centre et encombraient sa réserve. Et ainsi, en dernier recours, l’unité archéologique décida de faire appel à des artistes avant de détruire le stock.
Avant d’être en ma possession, ces ossements avaient subi de nombreuses transformations biologiques et typologiques. Ils étaient donc chaque fois relégués à de nouvelles classifications : tissus vivants, carcasses animales pourrissantes dans une rivière, masses informes dégarnies de toute chair par la décomposition et la biodégradation au fil des siècles. A l’issue des fouilles, ces éléments entament alors une nouvelle vie en tant qu’« objets » d’intérêt scientifique. Après avoir été longuement étudiés jusqu’à l’épuisement, ils régressent au rang de débris inutiles. Jane Bennett décrit ces objets rétrogradés selon leur changement de statut – du plus estimé au moins estimé, du rang supérieur au rang inférieur. « La rétrogradation, dit-elle, accentue le pouvoir qu’ont les humains de transformer des choses non-humaines en objets utiles et classés. » En d’autres termes, l’objet est classé selon le jugement humain et l’objet rétrogradé est donc un corps jugé défectueux selon des critères normatifs. Tant que l’objet conserve l’aura d’une certaine valeur, il reste, dans l’ensemble, un objet digne d’être possédé. Mais que se passe-t-il lorsque la rétrogradation est poussée à son comble, lorsque l’objet chute si bas, si loin des normes, qu’il en devient irrécupérable?
« L’objet » dénaturé, une fois privé de toutes ses qualités naturelles, devient alors une « chose ».
La fragilité des choses
L’installation Where do birds go to hide théâtralise la rencontre entre objets libérés des critères normatifs. Un arbre mort ; des ossements animaux ; la peau d’un oiseau empaillé : chacune de ces choses, une fois isolée, n’est que simple débris. Mais une fois greffées l’une sur l’autre, elles créent de nouvelles relations, s’élevant pour atteindre un statut supérieur, celui d’une rencontre active. Elles acquièrent une valeur émotionnelle : ces choses mortes depuis longtemps deviennent des corps capables d’affecter et d’être affectés.
En botanique agricole, une greffe est l’implantation d’un bourgeon dans le creux d’un tronc ou dans les tissus d’une plante vivante desquels il reçoit la sève. En médecine, il s’agit d’un morceau de tissu vivant transplanté de façon à remplacer un tissu malade ou abimé. En botanique, le greffage est souvent utilisé pour créer de nouvelles variétés d’une seule plante ou une nouvelle espèce de plante. En médecine, le greffage peut parfois s’effectuer entre les membres d’espèces différentes, c’est-à-dire humaine et animale. Dans les deux cas, une nouvelle apparence, une nouvelle vie est donnée : lorsque la sève ou le sang continue de circuler sans interruption dans l’organisme, on peut dire que le greffage est réussi. En jouant sur l’assemblage de choses fragiles, on permet à un pouvoir conjonctif de s’établir et de se propager. Ceci n’est pas une association métaphorique de signifiants ; un cadavre n’a aucun désir autonome d’être autre chose que ce qu’il n’est déjà. Ces rencontres nous donnent plutôt un aperçu du pouvoir de la matière.
De même, parfois un arbre peut se transformer de façon à accueillir la chute d’un moineau mort (ou n’est-il qu’endormi ?).
Gestes de réparation, gestes de soin
Depuis un moment déjà, je conçois le site archéologique comme un espace où les objets anciens et les structures provenant de différents lieux et époques sont enfin libérés. L’objet ancien, intact et valorisé, acquière ainsi une portée culturelle; il peut atteindre des sommes astronomiques lors de ventes aux enchères ou bien devenir un fétiche dans un musée. Par opposition, l’objet endommagé et en ruine, a, lui, besoin d’attention et de soins. Chaque situation suggère une façon différente de traiter de l’irréductibilité chez les agents de ces relations. Les questions d’ordre archéologique ne s’adressent pas seulement à l’objet lui-même, mais aussi à la relation entre l’objet et le lieu où il a été trouvé, ainsi que les autres objets qui lui sont associés. Le terme « objets archéologiques » comprend les « artéfacts » (fabriqués par l’homme) et les « écofacts » (faune, flore etc). Lorsque l’on observe les cycles de vie des objets et la complexité de la conservation et la représentation de la matière, nous apercevons les relations et tensions qui existent entre l’organique et le synthétique, le figuratif et l’abstrait, l’objet trouvé et l’objet fabriqué.
Réfléchir au-delà de la séparation binaire entre vie et matière, accepter que nous, en tant qu’être humain, ne sommes pas autonomes, mais faisons partie des « matérialités vitales » – cette pensée laisse germer des moments d’enchantement : être enchanté, c’est être subjugué, captivé, sans voix, et assujettit à l’immobilité.
— Ali Cherri, 2017