Réactualisations
Qu’est l’histoire ? Selon Walter Benjamin, qui définit les rapports entre les peuples dans la logique de dominant et dominé, le maître et l’esclave, elle est souvent constituée et écrite par le vainqueur. Sammy Baloji a décidé, depuis ses premiers travaux, d’appliquer à la lettre le paradoxe défini par Hegel dans lequel le rôle du maître et celui de l’esclave s’inversent. Ce qui revient donc à une autre écriture de l’histoire, selon un point de vue contradictoire (pour employer le terme dans son acception juridique). Le rapport entre l’Afrique et l’Europe, les effets secondaires de la conférence de Berlin, les liens complexes induits par ces données de base et la relation à l’autre, qui fonde l’ethnologie, sont remis en question par une œuvre qui, plutôt que de dénoncer, démonte avec subtilité, en utilisant la position extérieure du commentateur. Cette manière n’est pas sans rappeler l’hétérotopie qui, selon Michel Foucault, aménage des espaces différents pour abriter des utopies.
Mais Baloji va au-delà de la matérialité des espaces et prolonge la réflexion sur le temps et l’idéologie ; il relie par son travail les deux autres notions évoquées par Foucault : l’hétérochronie, à savoir une rupture avec le temps réel par l’introduction d’espaces-temps multiples et l’hétérologie, « un discours de l’autre, qui est tout à la fois discours sur l’autre et un discours où l’autre parle. » L’hétérologie est « un art de jouer sur deux places », qui aménage une scène réversible où le dernier mot n’appartient pas nécessairement au sujet premier du discours et où la critique n’épargne pas l’énonciateur, lui-même atteint par ricochet. Lieu d’expérimentation, l’hétérologie assume le risque d’une parole en liberté (Michel Foucault, Les mots et les choses) et constitue un magnifique instrument pour tenter d’évaluer dans un lieu ce qui manque dans l’autre, selon les mots de FrançoisJullien.
Ceci s’applique au travail de Baloji mieux qu’à tout autre, sans doute. La superposition de temps et de lieux, d’histoires, l’archéologie des lieux et des mémoires (endogènes lorsqu’il s’agit des peuples, exogènes lorsqu’il s’agit du colonisateur), confrontations de points de vue et analyse critique des liens avouables et inavouables ; l’hétérologie pratiquée par Sammy Baloji interroge précisément, par une juxtaposition sans commentaire, la disparition de « ce qui manque », en le faisant réapparaître par un phénomène osmotique qui fait surgir ce que l’on ne voit, ou que l’on veut pas voir. Baloji, toujours, prend le soin de brosser la toile de fond de ses essaisartistiquesà partir de son pays natal : le Katanga. Le rôle de la mémoire ici n’est ni dans la remémoration, ni dans la dénonciation, mais dans le surgissement et la réactualisation de faits qui appartiennent tout autant à notre présent qu’à notre passé, comme l’a si bien révélé Merleau-Ponty : « le temps demeure le même parce que le passé est un ancien avenir et un présent récent, le présent un passé prochain et un avenir récent, l’avenir enfin un présent et même un passé à venir, c’est-à-dire parce que chaque dimension du temps est traitée ou visée comme autre chose qu’elle-même, c’est-à-dire, enfin, parce que il y a au cœur du temps un regard (…) ». (Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception)
La nouvelle exposition de Sammy Baloji à la galerie Imane Farès n’est pas une exposition mais un voyage. Un voyage dans le temps et dans l’espace. Une mise en abîme de tous les sujets qui, depuis ces dernières années, lui tiennent à cœur. Dans ce concept total, on retrouve les questionnements intellectuels et artistiques de l’artiste. Comment, à travers une œuvre, traduire l’intraduisible ? Il a choisi de nous immerger à l’intérieur de son univers dans lequel, contrairement à ce que suggère le titre, un éléphant aurait bien du mal à danser.
Le salon dans lequel nous pénétrons a une touche art déco qui n’est pas sans rappeler l’architecte coloniale de début du vingtième siècle. Tel un « éléphant dans un magasin de porcelaine, Baloji nous plonge au cœur d’une histoire brutale que son regard parvient à sublimer sans en gommer la tension. Le papier peint et les moulures du plafond tirent leurs motifs de scarifications rituelles tandis que les obus transformés en pots de fleurs (clin d’œil ironique à une mode que les bourgeois belges ont maintenu en débarquant dans les colonies. Sur les murs un rappel (photographies aériennes d’archives) des mines et des conditions dans lesquels vivaient ceux qui y travaillaient. Et puis, négligemment posé sur la table principale, comme un ouvrage à lire au coin du feu, Le Vocabulaire D’Elisabethville de l’anthropologue allemand Johannes Fabian dans lequel l’auteur a recueilli les témoignages des « gens de maison », africains, bien entendu, de Lubumbashi : nous entrons dans le vif du sujet. C’est de l’exploitation de l’homme par l’homme qu’il s’agit ; c’est de ces « soldats inconnus », morts dans les deux guerres mondiales européennes que veut parler l’artiste. Et lorsque nous abordons la deuxième salle, la réalité de ces visages scarifiés ne nous renvoie pas simplement à des rites d’initiation, aux masques métaphoriques de la blessure, de la cicatrice et de cette mémoire qui transparaît dans les visages. Ces visages scandées par des citations empruntées à W.E.B. Du Bois, l’auteur mythique de The Soul of Black Folks, nous disent la colère muette, la tristesse ou le devoir de mémoire. À travers cette mise en espace, on retrouve ce même regard de l’auteur qui confond le temps et l’histoire, au sens où il les assigne et les démasque. Nous sortons de cet étrange voyage au bout de la nuit troublés, dérangés, mais plus conscient de la mécanique de l’histoire et de ce que fut la colonisation. Non pas, encore fois, d’une manière revendicatrice et revancharde, mais comme un constant discret et émouvant tout à la fois. Mais au fait, j’y pense : savez-vous danser le Malinga ?
— Simon Njami