Sculpteurs du monde
Dans notre paysage contemporain, chahuté par les images et toutes les formes qu’elles recouvrent, cette seconde édition de No Limit enfonce le clou. Le ton avait été donné une première fois l’année dernière d’un premier hommage à la liberté, extension du domaine de la création ! Cette fois, le travail des trois artistes réunis ici est marqué par une volonté de partir de la vie pour restituer les anomalies du monde tout en évitant les pièges de l’instrumentalisation esthétique du réel, a fortiori d’une réalité difficile ou problématique. En s’appuyant sur la méthode de travail de Mohamed El baz, on peut dire que chacun mène des investigations grâce à une « boîte à outils » personnalisée dont il s’est doté en fonction de son histoire personnelle et du contexte dans lequel il poursuit sa propre recherche et remet en abîme tout ou partie de ses recherches précédentes. Il s’agit de provoquer l’apparition des choses sans les déparer de leur part de mystère, d’échapper aux convenances et aux clichés tout en mettant à profit les archétypes qu’ils véhiculent et parfois même leur beauté. Il importe bien sûr de pouvoir poser sur l’environnement le filtre d’un regard qui ré-enchante pour en désigner plus efficacement les travers, les manipulations, les abus de pouvoir et de placer ainsi avec justesse l’art dans la tourmente planétaire. Chacun relève le défi à sa façon mais la méthode est commune : télescopage du réel et de l’imaginaire. Tous les trois arriment la quête du réel au glissement poétique.
Sur les traces de la perpétuation du regard colonialiste, Sammy Baloji, imprégné par l’histoire et la réalité inimaginables de sa région Katangaise au sud Congo, superpose des portraits photographiques, au point de vue pseudo scientifique et déshumanisé, sur des aquarelles de pay-sages, archives de la fin du XIXe siècle. Le contraste de ces présences violentes d’hommes et de femmes chosifiés par le regard du photographe et de la douceur mièvre des paysages fait fondre ces images les unes dans les autres pour révéler autre chose et renvoyer le spectateur à une interrogation contemporaine qui s’instruit aux sources d’une histoire proche.
La mémoire et l’ancrage social jouent aussi un rôle essentiel dans les œuvres de Mohamed El baz et James Webb. Ils ont en commun un intérêt notoire pour l’utilisation de dispositifs sonores subtils et interactifs qui mettent en relation de réception et de diffu-sion la réalité et ses interprétations possibles par celui qui écoute. Tous les deux font du texte un vecteur poétique qui permet de glisser de la narration au sens et réciproque-ment. Enfin, la lumière et ses effets sensibles favorisent le survol d’une planète qui échappe trop souvent à notre attention. Et si engagement social et politique il y a dans ces œuvres ce n’est qu’en raison du crédit accordé à l’intelligence et à la sensibilité d’autrui, mais en aucun cas dans une démonstration au premier degré.
Tous les trois sont à l’écoute du monde et de ses dysfonctionnements mais pas de réquisitoire manichéen ou doctrinal seul, un engagement humain toujours en quête de découvrir prioritairement la meilleure formulation artistique.
El baz et Webb ont d’ailleurs tous les deux laissé à Amman, dans le cadre des expositions produites par etpour Darat al Funun et sous le commissariat d’Abdellah Karroum, une trace calligraphiée murale à l’échelle de la ville. Comme une lyrique en néon, le THERE IS A LIGHT THAT NEVER GOES OUT (emprunté au groupe de musique The Smiths) de Webb résonne aux stances en plexi-glass noir d’El baz : IMAGINONS / LES FLEUVES BRÛLENT AU LOIN / ON ENTEND LE SILENCE ET / SOUDAIN LA MUSIQUE VIENT / VERS NOUS POUR NOUS TUER /ALORS LA DANSE REPREND DE / PLUS BELLE SOUS LE SOLEIL BLANC… des adresses très directes, en lien avec la situation géopolitique de cette ville, à lire par tous et qui préservent une ouverture à toutes les interpréta-tions subjectives. Pas d’activisme culturel mais une conscience aigue des imperfections du monde. Et cette question en filigrane : comment fait-on vivre une œuvre, alors qu’elle est tellement inscrite dans un contexte parti-culier qui lui donne toute son énergie et sa raison d’être ? Comment alors poursuivre ce type de travail ailleurs, dans une galerie par exemple ? La réponse renvoie à une manière d’éprouver les pièces : voir comment elles résistent pour identifier les « survivants » selon El baz ; voir comment elles peuvent éveiller une variété d’interprétations, selon Webb ; voir comment elles révèlent les traces d’un passé proche, pour Baloji.
Cette aventure, sans cesse reconduite en art, de constitution de critères et de démultiplication des points de vue sur l’œuvre est No Limit. Et, après avoir démonté, documenté et reconstruit, les trois artistes se confrontent inéluctablement au corollaire de leur pratique : qu’est ce que cela implique de produire une œuvre ancrée dans la réalité ?
— Nadine Descendre