Les œuvres de Younès Rahmoun prennent toute leur mesure, une fois inscrites, dans une conception du monde basée sur la philosophie soufie. Toute sa démarche qui cherche à concilier pratique artistique et pratique spirituelle consiste en une variation sur le concept d’harmonie, principe de cohésion des êtres avec leur environnement. Marqué par la foi et tourné vers la méditation, l’artiste ne cherche pas non plus à la repré-senter mais à en suggérer une présence, à faire advenir son esprit. Il tente de mettre en forme ce qui n’a pas de forme, de rendre matériel l’immatériel, de révéler la part invisible des choses. « Je cherche à donner forme les choses invisibles, impalpables, comme la foi, l’âme, l’esprit, l’éveil » explique t-il. Pour y parvenir, il essaie de transcender la matière, d’insuffler à chaque objet, souffle et légèreté. Tout y concourt : lumières et couleurs, symboles et chiffres, orientations et directions des formes dans l’espace.
Déjà ses premiers travaux sont teintés de cette dimension spirituelle à l’image de Ghorfa – littéralement « chambre » en arabe. Ghorfa dit-il « c’est une pièce qui concentre beaucoup d’idées. Je crois bien que tout ce que j’ai appris, à travers ma recherche artistique et spirituelle, peut se retrouver dedans. (…). Il s’agit donc de la reproduction de cette petite chambre que ma mère m’avait offerte en 1998, et où j’ai pensé, travaillé et médité pendant sept ans. Cette chambre située dans la maison de mes parents à Tétouan était mon lieu de refuge, un espace dont l’histoire est entièrement liée à la mienne. La transformer en sculpture à l’échelle 1 est une manière d’inviter le spectateur à entrer dans mon histoire1 ». À la fois lieu de vie, atelier de création, espace de méditation, Ghorfa met désormais en relation l’intimité de l’artiste avec le monde en créant une zone de contact entre son esprit et celui des autres. Ainsi, ce projet traduit-il la fonction d’habiter selon un double mouvement : il permet à l’artiste d’habiter le monde et incite le monde à venir, à son tour, à y habiter. C’est cette richesse implicite de l’espace architectural vécu, incarné, pensé et imaginé que Younès Rahmoun explore, ici, de nouveau, dans le cadre de son exposition Manzil (maison en arabe).
Bâtir une maison pour Younès Rahmoun, c’est utiliser l’espace pour l’habiter physiquement mais aussi pour l’occuper mentalement. En effet, il fait appel à son expé-rience spirituelle, à son imaginaire mais aussi à la mémoire collective, pour décliner, en différents objets et expériences, son idée de la maison. Manzil-Batn est une cellule ovale, en terre cuite, secrète et ouverte, mystérieuse et simple. C’est un abri, un refuge absolu. Un nid dans le monde. Une image de repos. C’est une rêverie, une invitation à imaginer et à nous projeter dans le mystère de l’être. Elle évoque « des séjours d’être », « des maisons de l’être, où se concentre une certitude d’être » Elle est une « rêverie d’habiter des lieux inhabitables »2. Ainsi ce refuge, précaire et fragile, est en puissance un rêve de maison. Une cachette de la vie ; une cachette pour la vie. Le centre d’un univers. Le geste de construire de l’artiste, ce geste de poésie, évoque désormais ce qui est en nous et, plus qu’en nous. « Habiter oniriquement la maison natale, c’est plus que l’habiter par le souvenir, c’est vivre dans la maison disparue comme nous y avons rêvé »3 affirme Gaston Bachelard. Or, cette « poétique de l’espace » rejoint, ici – parallèlement à la poétique duconstruire – une poétique des corps, de leur vécu et de leur appréhension de l’espace.
En effet, Manzil-Ghorfa matérialise le rapport du corps au monde. Elle est une enveloppe. Elle est un corps métaphorique. Elle est un lieu de vie naturel. Intérieur et extérieur s’y mêlent dans un rapport ambigu modifiant notre perception du corps mais aussi de l’espace. Elle est une expérience. Elle invite à un voyage spirituel, du corps vers le cœur et du coeur vers l’univers. Ce voyage est infini. Or, cette migration de l’un vers l’autre, de l’intérieur vers l’extérieur et inversement, est aussi une migration d’un lieu vers l’autre, de l’obscurité vers la lumière, comme l’évoque le dessin Nôr-Dalam-Nôr.
Parcelles de lumière, parcelles de couleur : Manzil-Lawn sont de petites maisons. Des formes brèves de l’habitat. Des constructions imaginaires. En résine, matière opaque et translucide, elles se révèlent à la lumière. De cette lumière, il émane, selon l’artiste, une couleur pure qui serait l’essence de l’univers. Objets poétiques, elles évoquent aussi par leur nombre les 77 branches de la foi musulmane, préceptes dictés par l’exégèse et la parole du prophète (hadith). De ce jeu de répétition de la forme et de la couleur, ces maisons représentent l’unité dans la diversité. Elles évoquent aussi métaphoriquement « le corps habité de lumière » déclare l’artiste. Manzil-Lawn suggère, ainsi, la capacité de l’être à rayonner – selon un double mouvement intérieur et extérieur – d’une lumière infinie.
Ainsi, cette exposition permet-elle à Younès Rahmoun d’entrer en relation intuitive et intime avec le monde. L’exposition est-elle même pensée comme « un coin du monde »4. Un espace poétique qui renferme un imaginaire en puissance. Elle est, en effet, un espace intime, un refuge, un écrin, un lieu d’échanges mais aussi un lieu de vie ouvert sur le monde.
— Mouna Mekouar
1. Entretien de Younès Rahmoun avec Jérôme Sans, Paris, 2007-2008, Publié dans le catalogue de l’exposition Zahra de Younès Rahmoun, Sala Verónicas, Murcia 2009. Commissaire : Jérôme Sans.
2. Gaston Bachelard, La Poétique de l’espace (1957), PUF, Paris, 1994, p. 19.
3. Gaston Bachelard, op. cit., p. 35.
4. Gaston Bachelard, op. cit., p. 24.