‘absence-presence, twice’
L’exposition se réfère à la relation entre l’absence physique et l’espace mentale que les artistes Mohssin Harraki et Joseph Kosuth explorent en dialogue. Spécialement conçu par les artistes pour cette exposition, l’espace de la galerie est divisé en deux, de manière horizontale : la partie haute du mur en blanc est dédiée à Mohssin Harraki et la partie basse du mur en gris à Joseph Kosuth. Chaque artiste y développe sa propre thématique : Mohssin Harraki évoque la question de la généalogie et Joseph Kosuth celle de l’étymologie.
Mohssin Harraki fait toujours sa sortie vers l’intérieur. Ses œuvres portent à la fois les égratignures du départ de celui qui n’est pas autochtone, et celles de son retour. Il a un projet reporté dans chacune de ses villes : un projet pour Assilah lorsqu’il est en France, et un autre pour Paris lorsqu’il retourne au Maroc. Et, typiquement soit à l’écart ou affilié puisqu’il ne peut être physiquement présent que dans une de ces deux villes, il se bat pour être là.
Absent et présent. Physiquement et émotionnellement. Et dans chaque ville deux fois.
Le temps et l’espace de l’absence le poussent à « être » dans l’endroit où il se trouve. Négliger une géographie et en adopter une autre, être au-delà du territoire géographique n’est rien de moins que l’essence même de la migration, qu’elle soit choisie ou forcée. Une migration double, une expatriation double.
Son livre d’histoire se dissout dans l’eau de Aquarium Artificiel, (2011). En l’occurrence, l’histoire se transforme en éléments flottants dans ce réservoir d’eau et les mots du livre s’effacent, laissant seulement la trace d’un corps vidé en interaction avec son environnement.
La mise à l’écart des immigrés est intensifiée lorsque leurs moyens de subsistance sont compliqués dans les pays où ils se rendent : leurs familles s’empressent de les traiter comme s’ils venaient de ces nouveaux endroits, tandis que les résidents de ces endroits refusent d’accueillir les immigrés dans leurs nouvelles demeures, réclamant sans esse qu’ils restent attachés aux endroits d’où ils viennent ou qu’ils y retournent.
Lorsque Harraki est arrivé en France, il a vécu à Toulon dans une caravane sur laquelle il placardait les indications telles que « Viande du Maroc, » « Halal » , « Poids 82 kilos », « 40% de remises », « Garder au réfrigérateur », et « Ouvrir ici ». Ayant observé les difficultés de l’expérience d’un étranger qui s’installe dans un lieu où il n’est pas né, il s’appliquait à lui-même ce racisme, ces publicités, et ces stéréotypes.
Dans Deux Questions à Joseph Kosuth (2008), Harraki lui demande : « pourquoi est-ce que le racisme existe au monde maintenant ? » et Kosuth répond : « Quelqu’un que vous considérez comme étant en-dessous de vous peut vous donner l’impression d’avoir du pouvoir, même si c’est une illusion, pour toutes sortes de raisons. Et je crois que cela a de la valeur, de manière tout à fait perverse, pour l’individu dans différentes strates sociales. » L’analyse de Kosuth se place entre deux pôles : la sensation de pouvoir et le manque de pouvoir. Il fait référence au moment où la (probable) présence d’un absent (inquiétant) domine. Il conclut simplement : « mais je n’ai pas la réponse maintenant. »
Dans Histoire 2 (2013), Harraki réécrit la définition de l’histoire sur les pages d’un livre en verre. Lorsque les pages du livre sont ouvertes, elles forment un cercle ou une fleur, dans lesquels, d’une page à l’autre, les mots flottent éternellement. Les lignes de l’artiste ressemblent à celles qu’il avait tracé auparavant dans Problème no. 5 (2011), créant des équations sous la forme d’arbres généalogiques de ceux qui règnent sur les pays arabes au nom de la politique, de la fortune, ou de la religion. La position d’un nom dans l’arbre généalogique est en rapport avec le pouvoir de la personne de ce nom, et son histoire ou son discours pourraient tout autant être à la base d’opportunités. Dans Thrones 0 (2013), il inscrit sur des morceaux de tissus blancs quatre arbres généalogiques de quatre pays arabes : le Bahreïn, le Maroc, l’Arabie Saoudite et la Jordanie.
Outre son propre corps, son histoire, sa langue, son expérience, son étrangeté et ses retours chez lui, Harraki fait également usage de livres de philosophie français et marocains. Il se réinterroge sur les effets d’évènements fabriqués sur les évènements réels, sur la manière détournée qu’ils atteignent leur public, contribuant ainsi à la création de l’évènement par le public. Une lecture de la vraie réalité est complétée pour devenir notre histoire fabriquée. Il s’intéresse à la relation éternelle entre la présence de l’absent et l’absence de présence. Il pose la question : la manifestation de quelque chose de particulier contribue- t-elle d’une manière ou d’une autre à sa disparition ?
Et il répond : « lorsque (avec les choses à l’intérieur) le tableau se manifeste, les choses (à l’intérieur) disparaissent, et l’absence devient présente ».
— Ala Younis
Depuis le milieu des années 1960, Joseph Kosuth, un des principaux acteurs et pionniers de l’art conceptuel, travaille dans le champ de l’art pour créer du sens. Sa matière est la cosa mentale et comment transmettre ses investigations au public par le biais de mots, de textes, d’images, d’idées. Les manifestations diverses qu’il développe varient du verre, à la photographie, de l’édition aux installations de néon, de papiers peints aux objets réels, au commissariat d’exposition ou au langage. Parmi les dispositifs avec lesquels il travaille figurent principalement la représentation, l’appropriation, la citation, les interventions architecturales in situ, l’écriture et l’enseignement. Il interroge sans relâche le contexte, l’histoire culturelle et la contemporanéité, par les interventions dans l’espace public, la sculpture, et la déclaration, en remettant en question tout statu quo anti-intellectuel et cherchant à impliquer le corps et l’esprit du spectateur/lecteur.
À partir de 1965, Kosuth continua ses études d’art à New York, ponctuées par des dialogues majeurs avec des artistes comme Ad Reinhardt, et, par le soutien de Marcel Duchamp lors d’une occasion peu de temps avant son décès. Kosuth développa ainsi sa position critique vis-à-vis du modernisme, du formalisme et de l’importance traditionnellement donnée à la peinture et à la sculpture. Il a également étudié et pratiqué d’autres disciplines telles que l’anthropologie et la philosophie. Sa proposition célèbre est celle de l’ « Art as Idea as Idea » et ce concept est d’ailleurs toujours central dans l’exposition ‘absence-presence, twice’. La question de la visibilité et de la production artistique est répétée, comportant des niveaux de significations infinis.
L’art de Kosuth s’intéresse fondamentalement aux relations entre les relations, à la proximité, à l’écart et à l’auto-réflexivité. La première instance de son projet à longue terme s’intitulait « Guests and Foreigners », il était basé initialement sur le travail de Hans-Dieter Bahr sur le sujet, et eut lieu à Oslo en 1995. Kosuth écrit : « Il y a l’expérience de l’artiste en tant qu’invité, et ‘l’artiste en tant qu’étranger’, travaillant dans une langue que il/elle ne peut ni lire ni écrire, et pourtant ‘s’exprimant’ dans cette langue au sein d’un autre système (art) qui a une existence culturelle au sein d’un discours international. Ce discours est un contexte sans frontières, un contexte à propos duquel tout un chacun peut être, à n’importe quel moment ou à n’importe quel endroit, soit un étranger soit un invité (et d’ailleurs l’artiste ne l’est ni plus ni moins que le spectateur/lecteur). »1
En 1964, Kosuth a voyagé en Europe et en Afrique du Nord. C’est à ce moment-là qu’il a effectué son premier séjour mouvementé au Maroc ou encore qu’il a dîné avec Simone de Beauvoir et Jean-Paul Sartre à Montparnasse. Ses projets récents à Paris incluent non seulement une exposition sur les murs extérieurs originaux (maintenant à l’intérieur) du Château du Louvre datant du XIIe siècle (« ni apparence ni illusion », 2009), mais aussi une intervention textuelle permanente de néon citant Michel Foucault sur les quatre tours en forme de livre ouvert de la Bibliothèque Nationale qui sera complétée en 2014. Cela faisait suite à son projet en hommage à Champollion à Figeac, qui a été acclamé comme étant l’une des commandes publiques les plus réussies en France.
À l’occasion de ce dialogue avec Mohssin Harraki, Kosuth utilise l’étymologie anglaise du mot « lumière » comme structure conjonctive pour une installation comportant diverses œuvres individuelles, mettant en regard différents extraits en français, en arabe et en anglais, du livre L’Étranger d’Albert Camus datant de 1942 (et traduit en anglais soit par The Stranger ou The Outsider).
Dans ses Vidéo-Dialogues en 2008, Harraki avait demandé à Kosuth de répondre à deux questions à propos du racisme. Une partie de la réponse formulée exprimait ceci : « Comme lors du pilotage d’un bateau, il est important de pouvoir faire en sorte que la société avance dans une meilleure direction ». Le contexte de leur relation, leurs positions différentes, changeantes et discutables en tant qu’invités et étrangers, ainsi les observations socio-politiques de Kosuth par rapport à certaines tendances conspirent à la construction de ce nouveau travail.
— Caroline Hancock
Remerciements à Cécile Bourne et Seamus Farrell.
1. Joseph Kosuth, “Guests and Foreigners: Corporal Histories”: an installation for the American Foundation for Aids Research, Berlin: Berlin Press / New York: American. Foundation for AIDS Research, 2001, p. 9.